De l'utopie managériale à la réalité entrepreneuriale
- thomasgrimont
- 10 janv. 2022
- 5 min de lecture
Libérée, dématérialisée, militante... L'entreprise est parée de toutes les vertus. Six modes managériales qui ont fait l'unanimité mais qui ne sont pas sûres de durer...

"Les pratiques managériales des entreprises sont soumises à de puissants effets de mode se diffusant grâce à tout un écosystème au sein duquel les consultants occupent, conjointement avec les chercheurs et les médias, une place de choix.
Leur survie dépendant directement de leur efficacité, il est tout à fait normal que les entreprises recherchent et expérimentent continuellement de nouvelles façons de faire. En revanche, les spécialistes de cette question mettent en évidence un phénomène plus inquiétant : le raccourcissement du cycle de vie des modes managériales.
[...] D’où l’intérêt de passer au crible de la critique les modes managériales, surtout les plus populaires et les plus convenues. En voici six.
1. L’entreprise à mission, ou la quête de rédemption
[...] L’entreprise à mission – créée par la loi Pacte de 2019 – «affirme publiquement sa raison d’être, ainsi qu’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux qu’elle se donne pour mission de poursuivre».
Cette origine anglo-saxonne n’est pas neutre. En effet, la plupart d’entre elles ne sont pas nées sous ce statut. A l’instar de Danone, il s’agit plutôt de grandes sociétés qui l’adoptent dans une sorte de quête de rédemption (...).
Cela ne remet pas nécessairement en cause leur sincérité mais révèle que le moteur de cette mutation est la mauvaise conscience. L’entreprise à mission est une entreprise qui doute de sa légitimité naturelle et cherche, en dehors d’elle-même, un motif capable de justifier son existence.
(...) Cette dynamique la conduit presque inévitablement à faire siennes des causes assez éloignées de son activité réelle (...). D’où une interrogation : et si, en se consacrant à cette grande et noble cause, l’entreprise à mission en venait à négliger ses devoirs plus immédiats à l’égard de ses salariés, ses clients, ses prestataires, ses partenaires, son territoire…
2. L’entreprise libérée, livrée à la tyrannie des process et des processeurs
[...] Elle suscita un engouement planétaire [début du XXIe], d’innombrables publications se mettant soudainement à prédire l’avènement inéluctable d’une entreprise sans hiérarchie, enfin libérée des «petits chefs» qui entravent sa créativité et plombent ses finances…
[...] Elle réactive, sous une nouvelle forme, les vieux fantasmes autogestionnaires des générations d’après-guerre. Mais elle s’accorde aussi fort bien avec le messianisme high-tech né avec l’essor des technologies de l’information et de la communication, qui promet la libre coopération de tous sans le recours aux anciennes instances d’intermédiation.
[...] Dix ans plus tard, le rêve s’est pourtant transformé en cauchemar. En effet, sur le terrain, le déclin des managers a provoqué un essor sans précédent de normes et de reportings toujours plus rigides… Si bien que, dans les entreprises ayant plus ou moins adopté ce modèle, les salariés en viennent à nourrir l’espoir du retour d’une autorité humaine et incarnée venant les libérer de la froide tyrannie des process et des processeurs.
3. Le bonheur au travail, ou le piège du maternalisme
Les entreprises ont-elles pour mission de veiller au bonheur de leurs salariés? Tout semble aujourd’hui l’indiquer. Il y a d’abord le contexte légal enjoignant aux entreprises de lutter contre le stress, le burn-out et l’ensemble des risques psychosociaux. Il y a aussi l’essor des études démontrant que le bonheur des travailleurs conditionne leur engagement et donc la performance des entreprises (...).
Veiller au bien-être de ses collaborateurs semble donc tout à la fois légitime et nécessaire. Mais encore faut-il ne pas se tromper sur la véritable nature du bonheur humain ! La tradition philosophique grecque propose deux voies pour y accéder: d’une part, celle de l’hédonisme, consistant à rechercher les plaisirs et à éviter les déplaisirs; d’autre part, celle, plus exigeante mais aussi plus durable et profonde, de l’eudémonisme, reposant sur la poursuite d’objectifs qui ont du sens.
[...] Or, si bien intentionnée soit-elle, cette démarche mène à une impasse. En effet, au travail, les hommes et les femmes n’aspirent pas à être choyés, dorlotés ou consolés. Ils veulent au contraire être considérés comme des êtres autonomes et responsables, capables de prendre des initiatives, de relever des défis et de contribuer, par leurs compétences et leurs efforts, à des œuvres collectives qui les dépassent et dont ils pourront retirer de la fierté (...).
4. L’entreprise amnésique, piégée dans un éternel présent
Plongées dans un environnement en mutation accélérée, les entreprises doivent évoluer en permanence. Elles ont dès lors la tentation de considérer leur identité comme un héritage encombrant dont elles devraient se délester pour gagner en agilité et réussir leur transformation. Cette étrange apologie de l’amnésie s’inscrit dans une mentalité contemporaine valorisant plus que de raison ce qui est nouveau, inédit, ou prétendument sans précédent. [...]
Pourtant, de nombreuses recherches menées en management, en psychologie sociale et en neurosciences démontrent que, loin d’être un obstacle au changement, l’identité représente au contraire un précieux atout dans les projets de transformation. Elle apporte la confiance nécessaire pour aller de l’avant. Rejeter son passé ne permet pas la projection dans l’avenir mais enferme dans un éternel présent.
5. L’entreprise dématérialisée, ou le vertige du néant
Il fut un temps, pas si lointain, où la pente naturelle des entreprises était de grandir, de se charpenter et d’internaliser de plus en plus de fonctions en avalant ses prestataires et partenaires au point de devenir une sorte de monde en soi (...).
Puis, à force de grossir, l’entreprise s’est bureaucratisée, rigidifiée, ankylosée. Dès lors, une dynamique contraire s’est enclenchée. «Small is beautiful» était le nouveau mot d’ordre! Les grandes firmes se sont alors lancées dans un mouvement de démembrement afin de gagner en souplesse et en agilité.
[...] Aujourd’hui, il est de bon ton de se gausser de cette erreur stratégique. On parle en effet de réindustrialiser, de relocaliser la production, etc. Mais, curieusement, on se jette au même moment sur une nouvelle tocade : le télétravail massif présenté comme l’avenir du travail (...).
On moque l’entreprise sans usine tout en préparant l’entreprise sans bureaux, et peut-être bientôt sans salariés, car le télétravail rend possible une nouvelle vague de sous-traitance et de délocalisations frappant cette fois les cols blancs…
6. L’entreprise militante, ou le piège de l’idéologie woke
[...] La pénétration de l’idéologie «woke» – caractérisée par une sensibilité exacerbée aux injustices raciales et de genre – [est bien réelle] dans le monde des affaires nord-américain.
Encore une lubie américaine qui ne saurait s’imposer en France, patrie de l’universalisme républicain? Rien n’est moins sûr ! Après l’université, de plus en plus poreuse aux études dites décoloniales ou de genre, certaines boîtes françaises semblent déjà céder (...).
[...] Du marketing, cette culture va ainsi se diffuser au management et aux ressources humaines, notamment via l’instauration de politiques de quotas ethniques pour le recrutement, l’organisation de stage de sensibilisation-rééducation aux inégalités et aux discriminations, voire la création d’espaces réservés aux minorités…
Les entreprises françaises seraient bien inspirées de résister à la mode du woke et de se forger une solide immunité naturelle contre ce poison idéologique destructeur de leur cohésion. (...)
Extrait de "Entreprise libérée, bonheur au travail... 6 pratiques managériales passées au crible" in Capital.fr
Comments